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En cette époque de globalisation hasardeuse, où la diffusion mondiale de modes, valeurs ou tendances encourage l’uniformité des goûts et des coutumes, il est gratifiant de remarquer que le rapprochement entre cultures a été valorisant pour la musique instrumentale populaire latino-américaine.
La tradition se nourrit toujours d’apports extérieurs, ceci n’est pas une nouveauté. Ce que nous appelons actuellement “tradition” a été une innovation à un moment donné, surgie d’une combinaison d’éléments qui rompait avec ce qui était établi jusque-là. La nouveauté, ce sont les ingrédients : à chaque époque les musiciens s’approprient ceux qu’ils trouvent autour d’eux.
Héritiers et dépositaires de très riches et variées traditions musicales, les musiciens populaires d’Amérique latine – en particulier d’Argentine, du Brésil, de la Colombie, de Cuba et du Venezuela – ont vu leur art atteindre de nouveaux sommets grâce à l’écoute d’autres musiques du continent et du monde aussi vigoureuses que les leurs. Et ils l’ont fait en s’inspirant de leurs propres traditions, en conservant leur originalité, leur saveur et leur force expressive, mais en y incorporant des éléments provenant de traditions musicales voisines ou lointaines.
Un fois aboli l’isolement relatif dans lequel vivaient auparavant les musiciens populaires, le contact avec le vaste monde des musiques sœurs a produit un enrichissement inouï, soit jamais entendu à ce jour. Le contact avec le grand répertoire de la musique classique, le jazz, le choro brésilien et le tango argentin contemporain, entre autres, a créé une façon de jouer plus “de chambre”, où chaque musicien exécute une partie différente et complémentaire, avec des arrangements très élaborés, tout en maintenant la pulsation rythmique et le brio qui caractérisent leurs musiques.
C’est ainsi qu’au cours des dernières décennies sont apparus de nombreux solistes, groupes et ensembles qui ont conduit la musique instrumentale latino-américaine vers des chemins inexplorés jusqu’alors. De nos jours, des choros brésiliens sont joués sur des rythmes de merengue vénézuélien, un orchestre symphonique accompagne des currulaos colombiens, des sones cubains sont interprétés de façon jazzy, des tangos argentins sont exécutés sur des instruments balkaniques, des joropos s’entrelacent avec la musique baroque : les combinaisons sont infinies. Les musiciens actuels sont polyglottes: ils maîtrisent plusieurs langages et font chanter leurs instruments dans une pluralité de langues.
Un des meilleurs exemples de la versatilité et de l’aisance sur ces nouveaux terrains musicaux nous est offert par Alexis Cardenas et le groupe Recoveco, dont c’est la quatrième production discographique depuis leur création en 1997. Ce disque est une preuve très éloquente de l’intérêt et du désir d’appropriation suscités par la jouissance de l’écoute d’autres univers musicaux. Les doigts experts des musiciens de Recoveco transforment “Las margaritas”, composition du pianiste cubain Chucho Valdés, en un revigorant joropo vénézuélien, “Cabo Pitanga” du pianiste brésilien Laércio de Freitas est rendu dans une version très singulière de ce malicieux choro, le classique “Estrellita” de Manuel M. Ponce brille dans toute sa splendeur lyrique. Mais le pari le plus audacieux, remporté haut la main, est sans aucun doute l’interprétation palpitante de “Zyryab”, chef-d’œuvre du guitariste flamenco Paco de Lucía, brillant représentant d’un art majuscule contemporain qui a incorporé des rythmes latino-américains, fait sien le cajón péruvien et traversé toutes les frontières, comme il est ici démontré.
Tous les recoins de la musique populaire latino-américaine qui sont explorés dans ce disque font écho à la vie et aux expériences personnelles d’Alexis Cárdenas et ses compagnons de voyage. On est surpris et ébloui en passant des huapangos mexicains enjoués qui ont animé l’enfance des frères Alexánder et Alexis Cárdenas à la déchirante mélancolie d’une milonga de Piazzolla, qui se dissipe avec une valse pleine de gaîté de Galliano. Le parcours sur le “Río Amazonas” de Dorival Caymmi à bord d’une nef musicale où se devinent les cumbias sur lesquelles dansaient, du temps de leur adolescence, Francisco González et Nelson Gómez, arrive après un bambuco et avant un pasillo comme ceux qui ont bercé leurs jeunes années.